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La soulante

Elle ne fait que parler. Parler sans s'arrêter. Elle pose une question, juste pour placer son mot et caler son idée. Elle n'écoute pas la réponse qu'est donnée. Là n'est pas l'intérêt. Sa grande spécialité, c'est bien la logorrhée.
Mais que veut-elle cacher derrière son flot de paroles ? Serait-ce une angoisse ou une peur du silence ? L'autre pourrait-il deviner l'une de ses grandes faiblesses, ou bien l'interroger sur tout ce qu'elle ignore ? Veut-elle dominer, prendre toute la place ? Peut-être admire-t-elle tout ce qu'elle se raconte, qu'elle partage par là même avec ceux qui l'entourent ? Peut-être hait-elle le vide ? Celui qui s'installerait si elle ne parlait pas ? C'est ce qu'elle imagine... Souffre-t-elle de silence trop longtemps respecté ? Lui a-t-on interdit, au cours de son enfance, de prendre la parole ?
Son manège est étrange mais il est bien bavard !
Cette femme n'écoute pas et donc, elle n'entend rien. Elle diffuse ses grandes phrases à longueur de journée. Elle saute du coq à l'âne. Elle ne suit pas un fil ou alors c'est le sien. Elle ponctue de chansons. Puis elle attaque autre chose, elle change de sujet. Ca fait musique de fond.
Mais qu'est-ce qui la motive ? Et qu'est-ce qu'elle cherche au fond ? Ceci est un mystère. Mais son besoin premier est de tout déverser. Tout ce qui la traverse, tout ce qui semble déborder.
Elle passe de la mode au cancan des mondains. Elle nous montre sa jupe, l'affaire à ne pas louper. Elle nous sort même la robe dont elle vient de faire l'ourlet. Elle se moque des anglais, elle persifle sur la reine, revient à Monaco, nous distille les infos de ce qui se passe sur le rocher. Puis elle parle des vacances et revient au travail. Elle rhabille ses collègues, elle parle de son chef. Elle aborde parfois un peu ses états d'âme. Et la conversation débouche sur sa petite famille, sa garde rapprochée. Elle embraye sur ses parents qui ne rajeunissent pas, le mari débordé, prisonnier du boulot, et enfin les enfants et tout ce que ça comprend. Elle jette en plein milieu ses inquiétudes d'antan et ses réassurances, ils sont vraiment charmants. Quand le sujet est clos, elle saute sur la déco. Elle prend le catalogue, commente la pub qui passe. Elle montre ce qui lui plaît et pose la question : "T'en penses quoi pour chez moi ?" Elle n'attend pas de réponse. Mais si celle-ci se pointe, elle coupe la parole. Elle est sûre de son choix. Alors pourquoi demander ? Ca c'est juste pour faire genre... genre qu'elle échange un peu. Viennent alors les recettes. Elles ont mille facettes. Il y a bien-sûr celles de la cuisine, passant de l'entrée aux desserts variés. Et puis sans oublier la liste des ustensiles. Tout ce qu'il faut garder pour transformer les restes. Problèmes de digestion, elle a la solution. Elle ouvre son placard et sort tous ses remèdes. En rangeant ses flacons, ça lui rappelle des choses. Et c'est de cette façon qu'elle aborde le côté jardinage. Elle sait planter des choux et entretenir les fleurs. Elle a même une méthode pour éviter le moucheron. Tout ça lui fait penser au triste temps qu'il fait. Alors elle récite les journaux météo, tous ceux du mois d'août et même de l'an dernier. Ca ne s'est pas arrangé ! "Avez-vous pris un parapluie ?" Elle fait signe que c'est l'heure. Car cette femme a de la classe, elle est même distinguée. Les convives sont usés.
Quand elle ferme ses volets, cette femme-là est heureuse. Elle pense à sa journée et lance à son mari : "Quelle bonne soirée, on a bien discuté !"
ANNE WEYER
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